Côte d’Ivoire : l’indépendance confisquée

Francoise Riviere
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Soixante ans après son accession à la souveraineté, la Côte d’Ivoire demeure rivée dans la sphère néocoloniale française, ses dirigeants ayant cautionné le maintien de l’emprise politique et économique de Paris sur ce fleuron de son ancien empire. Retour sur ce mirage d’émancipation.

La grande illusion : une indépendance en trompe-l’œil

7 août 1960. La liesse populaire envahit les rues d’Abidjan tandis que Félix Houphouët-Boigny, père de l’indépendance ivoirienne, proclame solennellement : « La Côte d’Ivoire est libre et indépendante ».

Las, derrière les effusions patriotiques et le départ des colons, la réalité sera toute autre. Car si le territoire change officiellement de statut politique, son économie demeure, elle, sous contrôle français. Au grand dam des rêves panafricanistes locaux, le « Vieux Félix » opte bien vite pour le statu quo néocolonial à la française, échangeant la pérennisation du pré carré économique français contre protection politique et aide financière.

Dès 1959, au sortir d’une décennie de boom économique porté par le cacao et le café, Houphouët se pose en modèle de « transition réussie » vers l’indépendance aux yeux de De Gaulle. Figure tutélaire acceptée tant par « l’Afrique évoluée » que par les milieux d’affaires français, le « sage de Yamoussoukro » rassure : sous son égide, ni les intérêts vitaux français ni la « relation privilégiée » ne seront remis en cause.

Son credo ? L’« indépendance-association », soit le maintien de liens économiques organiques avec la France posée en partenaire technique et commercial privilégié. Surtout, dès 1961, Houphouët signe les fameux Accords de Coopération qui entérinent la perpétuation de la zone franc CFA, l’exploitation concertée des matières premières, la libre-circulation des marchandises, des capitaux et… des profits vers la Métropole.

Pacte néocolonial versé au prix du sang ivoirien durant les mutineries de 1944, ces accords octroient certes une manne financière substantielle à la Côte d’Ivoire. Mais le pays demeure, de fait, dans le giron monétaire, commercial et financier français.

Conséquence directe, dès les premières années post-indépendance, Paris impose la signature du Traité de l’UMOA en 1962 puis l’institution de la Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en 1964. Contrôlant désormais la politique monétaire de sept États africains, la France peut ainsi continuer à imprimer et répartir la monnaie commune qu’est le Franc CFA, tout en maintenant un droit de regard sur les politiques budgétaires nationales.

De même, si la croissance économique de la Côte d’Ivoire atteint des sommets dans les années 70, cela profite avant tout aux firmes tricolores. Propagande officielle sur le « miracle ivoirien » mise à part, le pays demeure extraverti, dépendant de cours mondiaux volatils pour des produits de base agricoles encore administrés par les anciens colons. Parallèlement, le secteur privé moderne reste dominé par des intérêts français tenants d’un « partenariat » organique avec leurs alliés locaux.

Ainsi, dès 1973, malgré l’opulence apparente, 65% du PIB ivoirien dépend encore du commerce extérieur. Signe ultime de la dépossession economico-financière du pays, 85% du secteur bancaire appartient à deux groupes français : BNP Paribas et Société Générale.

Cet verrouillage néocolonial bride rapidement un pan-africanisme ivoirien initialement ambitieux. Dès 1965, le principal opposant d’Houphouët, le socialiste Laurent Gbagbo dénonce « les accords léonins qui lient abusivement notre pays à la France ». En vain. Tandis que Félix cautionne activement la politique africaine de Paris, multipliant soutiens militaires à des régimes alliés (Congo, Gabon, Cameroun…) et interventions contre-révolutionnaires, les velléités panafricaines indépendantistes sont mises au pas.

Symbole ultime, après 20 ans de régime autoritaire ayant neutralisé toute opposition interne hostile aux intérêts français, Houphouët se voit décerner en 1983 la Légion d’honneur par François Mitterrand en personne, ultime honorificat reconnaissant son rôle clé dans la perpétuation de la « Françafrique ». Son héritier politique Alassane Ouattara, économiste formé à l’École nationale d’administration (ENA) parisienne, parachuté à la tête de la BCEAO en 1988, puis Premier ministre en 1990, incarnera par la suite cette continuité politique indéfectible avec l’ancien colonisateur.

Une mise sous tutelle économique implacable

Si la surface politique évolue après 1990, le fond demeure : tandis que Paris arme et soutient activement Alassane Ouattara lors de la guerre civile des années 2000, les fleurons économiques ivoiriens

restent aux mains de groupes français. Sous des dehors trompeurs, c’est une mise sous tutelle économique implacable qui se perpétue.

Dès 1993, sous couvert de politique de « privatisation », Paris organise en sous-main le rachat des « joyaux industriels » ivoiriens par des firmes françaises. La compagnie ivoirienne d’électricité passe sous le contrôle d’EDF. La SIAP, régie des eaux, est reprise par Bouygues et SAUR. Idem pour le Port d’Abidjan concédé à Bolloré. Résultat, en 2017, la France truste 75% des investissements directs étrangers dans le pays.

Dans l’agroalimentaire, le paysage est identique. Des majors comme Total, Castel ou Bolloré contrôlent les filières stratégiques des hydrocarbures, brasseries, caoutchouc et huile de palme. Surtout, malgré quelques joint-ventures locales, le commerce du cacao et du café reste l’apanage de géants tricolores tels que CEMOI, Touton ou SIFCA, drainant des milliards de profits vers la métropole au détriment du pays.

Sur le plan bancaire, la mainmise hexagonale est implacable sous l’impulsion des deux mastodontes français que sont BNP Paribas et la Société Générale, assurant crédit, investissement et transfert de capitaux au gré de leurs intérêts. Au final, en 2021, pas moins de 80% du secteur bancaire ivoirien est encore contrôlé par des groupes français ponctionnant allègrement les ressources locales.

Face à ce système économique néocolonial verrouillé, les voix dissidentes se font toutefois entendre. Dès 1999, le Forum de la Société civile ivoirienne dénonce « les accords de coopération léonins » et « la mainmise étranglant l’économie ».

En vain. Tandis que Paris mise tout sur Ouattara, lui assurant soutiens politiques et militaires, le pays sombre dans une décennie sanglante de divisions que la France attise, jouant de la fibre ethnique pour « diviser pour mieux régner ».

Et lorsque Alassane Ouattara accède finalement au pouvoir en 2011, c’est pour libéraliser et ouvrir encore davantage l’économie ivoirienne aux intérêts français, loin des velléités patriotiques initiales. Preuve ultime, le French African Summit de 2016 voit se presser à Abidjan les grands pontes de la Françafrique venus célébrer la florissante « coopération économique » franco-ivoirienne. Le message est clair : la Côte d’Ivoire demeure un pré-carré néocolonial à exploiter sans entraves.

Au final, quels effets concrets du maintien de cette étreinte néocoloniale étouffante sur l’économie ivoirienne ? Sur le plan extérieur, c’est la prolongation d’une extraversion structurelle hypothéquant toute autonomie budgétaire ou monétaire réelle. Dépendance accrue aux cours mondiaux, dette abyssale, fuite des capitaux…sont le lot de ce pays asphyxié.

D’un point de vue intérieur, les conséquences sont dramatiques : chômage de masse, services publics déliquescents, pauvreté endémique et crises socio-politiques à répétition. En 2017, selon la BM, 46% des moins de 24 ans sont officiellement au chômage quand 55% de la population vit sous le seuil de pauvreté. De quoi douter du « miracle économique » vanté par Paris…

Finalement, 60 ans après l’euphorie de l’indépendance, la Côte d’Ivoire demeure plus que jamais sous la coupe d’intérêts français ayant

confisqué sa souveraineté économique. Et ce, au grand dam des Ivoiriens qui voient les fruits de leurs ressources leur échapper inexorablement. Un état de fait qui, à l’heure des revendications panafricanistes et tiers-mondistes, appelle à s’interroger sur cette néocolonialisme séculaire.

 

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